ALICE JARRY & CHRISTIAN PELLETIER / ANDREA CAMPBELL / JAN HOSTETTLER
La pratique du dessin et la question de la représentation qui lui est intrinsèquement associée possèdent un solide héritage en tant qu’objets d’investigations artistiques et académiques. Le dessin à titre d’objet que l’on consomme et diffuse est investit de valeurs sociales, politiques et économiques. Ces questions ont été largement étudiées par le passé, mais avant tout appliquées à des pratiques traditionnelles du dessin, sur des supports bidimensionnels tels que le papier ou la toile. Aujourd’hui, Eastern Bloc fait la curation d’une exposition collective qui explore la pratique du dessin dans la société actuelle et la confronte à l’utilisation de nouveaux procédés technologiques et médias numériques novateurs.
Les trois œuvres de cette exposition recourent à des plateformes et pratiques qui sont habituellement reléguées au domaine du numérique (serveurs Web, Google Maps, interactions en ligne, « hacking ») et les font dialoguer avec des médiums et stratégies artistiques plus classiques (objets trouvés, craie, sérigraphie). Au travers des accumulations, combinaisons, répétitions, c’est toute une mémoire aux dimensions multipliées qui se crée, avec ses révélations, mais aussi ses parts d’ombre et d’oubli. Identités, impressions, et actions, ne sont pas seulement retranscrits et conservés tels quels avec les outils numériques ; ils sont rendus abstraits, subissent une distorsion, et sont en perpétuelle transformation, entre passé et présent sans cesse renouvelés. Le mécanique se fait représentatif de l’organique, insérant l’incertitude dans son processus.
La subjectivité de l’artiste se déploie dans un espace spatiotemporel élargi et rencontre celle du spectateur, qui se trouve entièrement impliqué, lui aussi, dans l’acte créateur. L’artiste est absent, mais, en intervenant dans l’espace de la galerie, se fait plus présent que jamais au sein de l’expérience aux côtés du spectateur, dont la présence active est également accrue, comme une hyper-rencontre in situ, et, in fine, un relevé d’empreintes collectif mouvant.
Alice Jarry & Christian Pelletier : _V2 Récurrences
L'atelier de sérigraphie est rempli de fantômes : des machines, des outils désuets et des objets du quotidien qui incarnent la mémoire de gestes répétés des milliers de fois et oubliés. Dans l'installation « _v2Récurrences », Alice Jarry et Christian Pelletier s'intéressent à la mémoire des matériaux résiduels de l'impression. Celle-ci se défait de son caractère mécanique et normalisé et devient plutôt le seuil d'émergence de singularités à priori imperceptibles à l'échelle papier. La matière imprimée est mise en mouvement et génère alors une prolifération de formes dynamiques.
Dans l'installation, un squeegee électronique capte et archive des données relatives à la gestuelle répétitive de l'impression telles que la position de l'outil, la pression variable des mains et la fatigue du corps. Ces données, différentes d’une personne à l’autre, servent ensuite à générer des animations uniques qui sont projetées à nouveau sur la structure de soie de l'installation.
Le geste est amplifié, la sérigraphie devient cinétique. En manipulant le squeege, le spectateur module les animations projetées et participe, par ses propres mouvements, à l'accumulation de données. Au fil du temps, ces répétitions complexifient les couches qui s'accumulent successivement. Les gestes du public sont ainsi archivés, gardés en mémoire et leurs traces projetées sur les surfaces pour la durée de la diffusion. Le squeegee n’est plus un objet inerte mais plutôt une interface entre le corps, la matière et les surfaces qui permet l'archivage de traces collectives, d'une mémoire vivante et en mouvement.
Les deux artistes proposeront également deux ateliers ultérieurement avec Eastern Bloc pour expérimenter la technique de la sérigraphie, participer à une collecte de données, détourner les objets de leur quotidien avec des senseurs FSR (Force sensing resistors) et d’Arduino, développer et coder leurs propres animations.
Alice Jarry (Montréal, QC) a une formation en Design & Computation Arts et une maîtrise en Arts visuels et médiatiques de l'UQAM. Elle enseigne à l’Université Concordia. Sa pratique, d’abord issue des arts d’impression, se développe en installation et en arts numériques. Elle s'intéresse aux mouvements de transformations et aux permutations entre espaces physiques et numériques. De ce processus où les matérialités s’hybrident, découle un travail d'installation in situ présenté dans différents lieux d'exposition au Canada et aux États-Unis.
www.alicejarry.com
Ingénieur de formation, Christian Pelletier (Montréal, QC) s’intéresse aux télécommunications et à la théorie de l'information. Ses recherches portent sur les notions de complexité et de non-linéarité à l'intérieur de systèmes adaptatifs. Ses intérêts touchent à la transformation de l'information visuelle et sonore lors de l'interaction entre un système et son environnement. Sa démarche explore les liens qui unissent arts et l'ingénierie et questionne la relation entre l’individu, son environnement et les nouvelles technologies.
Andrea Campbell : Transaction Trails
Avec « Transaction Trails », Andrea Campbell interroge la construction de l’identité dans notre société actuelle. Un double de chacun d’entre nous, fait de données collectées sur nos pratiques de consommation, se forge au fil du temps. L’oeuvre, qui prend part à toute une série de travaux sur la question, suit rigoureusement le parcours d’Andrea en tant que consommatrice, afin de créer une nouvelle représentation d’elle-même. Cette ombre d’elle-même, selon elle, ne se contente pas d’exister de façon totalement indépendante, mais bouleverse sa véritable identité, jusqu’à son intimité.
L’oeuvre se compose de trois dessins créés à partir d’outils numériques, chacun accompagné d’un livre noir. Ces couples dessin-livre sont produits à partir des données extraites des reçus accumulés par l’artiste en tant que consommatrice. Ils représentent une année de transactions au complet. À l’aide de Google Earth, Campbell a dressé la cartographie géographique de ses achats. Les livres se font mémoire du processus de création et montrent comme Andrea a extrait, chaque semaine, les lignes dessinées à partir des trajectoires empruntées. Les dessins consistent en une représentation visuelle nouvelle de la totalité de ses mouvements.
Andrea Campbell (Ottawa, ON) a obtenu une maîtrise en beaux-arts à l'Université d'Ottawa, un baccalauréat à l'Université NSCAD avec une spécialisation en photographie et une option en médias numériques, ainsi qu’un diplôme en photographie appliquée de Sheridan College. Utilisant la photographie et les médias numériques, son travail explore la manière dont l’existence et l'identité de chacun est cataloguée et transformée par la technologie dans la société contemporaine.
www.andreacampbell.ca
Jan Hostettler : Chalk Circle
« Chalk Circle », l’œuvre la plus récente de Jan Hostettler, cartographie, à l’aide d’un ouvre-porte électronique hacké, les espaces intérieurs dans lesquels elle est installée. C’est une installation de dessin, composée d’un bras mécanique qui trace sans fin, à la craie bleu vif, une ligne arquée au mur. L’œuvre cartographie la salle, et par extension l’intervention de l’artiste en son sein, en marquant l'espace d'une manière décisive. Située entre le dessin et l’installation, à l’image de la démarche d’ensemble de l’artiste, « Chalk Circle » est caractérisée par les idées essentielles de mouvement et de trompe-l’œil comme jeux de perception.
Artiste de la relève, Jan Hostettler (Bâle, Suisse) vit et travaille entre Bâle et Zürich. Il est diplômé de la Basel School of Art and Design en 2011. Ses travaux ont été exposés à New York, Montréal, Basel et Zürich. Hostettler, emploie différents médiums dans ses compositions et met au point une technique qui y introduit le hasard. Il réalise des propositions dont la matérialité se transforme constamment et dont il trafique parfois la perspective et l'échelle. Il est co-fondateur de l’espace artistique Tom Bola à Zürich.
www.janhostettler.ch